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S.D.F.

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De la burle aux alizés

Saltimbanques Des Flots

Le requin tigre.

Patrick en rêvait depuis longtemps. Régis, notre ami, avait plongé des dizaines de fois pour tenter de l'apercevoir, en vain. Quant à moi, mon enfance ardéchoise ne m'avait guère préparée à une telle rencontre!

 Nous arrivons  en annexe au club de plongée local aux alentours  de huit heures, avec notre matériel de plongée.
Non, nous n'avons rien oublié: cartes de niveau de plongée, ordinateurs, palmes et chaussettes, combinaisons longues, gilets stabilisateurs, gants, masques, détendeurs, le club nous fournira les deux bouteilles d'air nécessaires.
Nous emportons avec nous des bouteilles d'eau et de citronnade, des sandwiches et Régis a même confectionné un délicieux gâteau aux bananes.

Claire, une étudiante en biologie sous- marine nous accompagne pour cette journée, nous sommes encadrés par Perrine et Baptiste, jeunes et dynamiques moniteurs de plongée avec lesquels nous faisons, en navigation, plus ample connaissance.

Nous nous rendons sur le site, en longeant le chenal jusqu'à Papeete, puis la barrière de corail. À la sortie du chenal, face au port de commerce de Papeete, nous croisons vingt ou trente  dauphins qui viennent à notre rencontre, nagent, cabriolent et jouent un moment avec notre embarcation. Serait- ce un signe de bonne augure?

Nous écoutons d'une oreille très attentive (pour les filles) et attentive (pour les garçons) le briefing de Baptiste. Les consignes de sécurité sont bien expliquées, le déroulement de la plongée nous paraît clair et concis, les renseignements sur le requin tigre sont nombreux et  intéressants. Baptiste répond très volontiers aux questions posées, nous rassure et nous met aussi l'eau à la bouche!
Evidemment, nous sommes conscients que nous n'allons pas visiter un aquarium et que, malgré les conditions qui s'annoncent favorables, bonne visibilité, léger courant, mer calme, la rencontre n'est pas certifiée et que nous risquons de rentrer déçus et frustrés.

Perrine et Baptiste descendent de suite mettre un grand tambour de machine à laver garni de têtes de poissons dont l’odeur attirera les requins.

Par étique, idéologie et pour des raisons de sécurité, nous ne sommes pas habituellement fans de cette pratique mais elle permet cependant  de faire avancer les recherches scientifiques. Les requins vus dans ce cadre sont inventoriés, photographiés, mesurés. Grâce au « feeding », action parfois controversée de l’apport de nourriture, des puces peuvent être posées sur les animaux. Des récepteurs d'ondes électromagnétiques, aperçus à plusieurs reprises par Régis, sont  disséminés en différents points et permettront ainsi de suivre les routes empruntées par les requins. Mais revenons sur notre embarcation!

Nous attendons  donc patiemment une heure environ,  nous nous rafraîchissons  en allant nager  en surface.
À 11 heures, nous sommes prêts pour notre première descente, et nous voilà sous une vingtaine de mètres d'eau, à guetter notre requin.
D'autres requins sont présents  bien entendu, requins à pointes noires, requins gris et plusieurs requins citron de belle taille comme ceux qui m'avaient  effrayée à  Moorea, l'année dernière.
Des perches et autres petits et moyens poissons  multicolores sont présents  aussi, guettant les miettes d'un festin promis.

Trente -cinq minutes passent  et Patrick commence à tourner en rond, en se disant qu'il joue le touriste nigaud et que non, la rencontre n'est pas encore pour ce jour.

Et soudain, dans l'eau claire, nous le voyons arriver au loin  et notre respiration se bloque!
Nos yeux s'écarquillent, notre pouls s'accélère, nous ouvririons la bouche en grand si nous ne risquions pas de perdre notre embout et, sous les masques voisins, nous lisons le bonheur.
Environ quatre mètres de muscles, un corps brun- gris strié de rayures verticales, une nageoire caudale fine et pointue, endommagée sur l'extrémité, deux nageoires dorsales, cinq rangées de branchies....du lourd, du très lourd...
Son museau est assez court mais très large et il possède une membrane nictitante sur l'œil: lorsqu'il se rapproche de sa proie, l'œil est recouvert d'une pellicule noire.
Il tourne autour de nous et nous nous aplatissons derrière des rochers, protégés par nos deux gardiens armés de gaffes.
Quelques minutes plus tard, un petit tigre arrive. Petit, relativement  car il doit mesurer déjà deux mètres, ses rayures apparaissent davantage et nous semblent plus sombres.
Plus timide, il ne restera pas longtemps en notre compagnie mais nous sommes ravis de son passage. Grandis bien, petit Tigrou!

Mais les bouteilles se sont vidées et il est temps de remonter sur le bateau. Les moniteurs guident très professionnellement notre remontée entre deux tours de piste de notre nouvel ami. Nous effectuons notre palier de sécurité sur l'amarre du mouillage, en regardant de haut les tournoiements  incessants du requin tigre. Pourvu qu'il reste en bas!

La remontée sur le bateau s'effectue dans le calme et la rapidité, il est vraiment inutile de rester en surface, n’est-ce-pas?

Nous sommes encore sous le choc et nous n'arrêtons pas de jacasser à tort et à travers  si, si même les garçons!
Un bon sandwich, beaucoup de boisson et un peu de repos nous calment l'estomac et le reste.
Pendant cette pause, Baptiste nous réitère les conseils de sécurité et de prudence que nous avons jusqu'à présent, bien respectés.

Une heure plus tard, nous sommes à nouveau prêts, plus motivés que jamais.
Nos deux moniteurs descendent d'abord, emportant avec eux deux énormes têtes de poissons, cachées dans des sacs plastiques.
À leur signal, nous les rejoignons et nous revoilà, en rang d'oignons, blottis derrière nos rochers, forteresses sécurisantes mais sans doute un peu éphémères.
Il est là, ou plutôt elle est là, car c'est une femelle qui nous a fait l'honneur de sa visite.
Les femelles sont ovovivipares, elles pondent plusieurs dizaines d'œufs qui, fécondés, restent dans leur ventre environ une année jusqu'à l'éclosion. Une femelle peut porter 40 petits de 50 cm chacun!

La nourriture et le tambour ne sont pas loin de nous et nous pouvons observer de près et à loisir ce super prédateur  pendant qu'il se jette sur le  malheureux tambour et dévore en une bouchée, sous nos yeux ébahis, une immense tête de Saumon des Dieux.
Plus tard, la femelle se met à tournoyer autour de nous. À chaque passage, elle nous semble de plus en plus proche et, vite, tous ensemble, nous changeons de côté, pivotons autour du rocher afin de ne pas la quitter des yeux.
Sa nage lente et rassurée ne laisse nullement présager d'une attaque éventuelle mais nous l'avons vu se jeter telle une bête féroce sur la nourriture  et nous ne sommes pas très fiers.
Il me semble que nous ne serions pour elle que des « apéricubes » parfum jambon cru, comme nos sandwiches ou parfum  « Pépito chocolat », comme notre dessert.
Alors que je me trouvais en fin de rang, je déménage précipitamment entre deux passages du requin, pour prendre une place plus sécurisante, entre Régis et Patrick et je me tapis parfois si près  du sol que ma tête touche le sable.
Attentionnés et très vigilants, les moniteurs nous encadrent et nous protègeraient  avec leurs gaffes au cas où la distance de sécurité deviendrait trop limite.
Mais le temps passe vite, l'ordinateur de Régis indique déjà 14 minutes de palier et il est temps de remonter.
L'inquiétude me gagne, comment allons- nous sortir de notre abri sans nous retrouver tête à tête avec le monstre?
Je ne quitte pas Baptiste des  yeux et à son premier signal de remontée, je me dirige prudemment  vers le haut, à sa suite. Nous restons tous groupés, car nous nous souvenons de la consigne numéro 5 selon laquelle si un individu se détache du groupe, il sera considéré comme plus faible par le requin.
Arrivés entre 3 et 5 mètres, il ne nous reste plus qu'à être patients et à attendre en contemplant encore, jusqu'aux  derniers instants, tandis que notre palier s'écoule,  cette énorme femelle dont le souvenir restera à jamais gravé dans nos mémoires.

Cette espèce  de requin est dangereuse, elle est classée en second dans les attaques perpétrées sur les êtres humains et des organes sensoriels très développés font d'elle un prédateur incroyable.
Bien encadrés par des professionnels, connaisseurs et passionnés, nous n'avons pas été en danger car nous avons été disciplinés et chanceux.
Bien entendu, le  retour fut animé et joyeux et le compte rendu se termina bien arrosé. Tard dans la soirée, la cacophonie de l'enthousiasme résonnait encore...